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Ces femmes cadres qui ont plongé dans l'alcoolisme

Santé publique France l’affirme dans son dernier rapport : les femmes diplômées sont les plus susceptibles d’avoir une consommation abusive d’alcool. Sept femmes cadres racontent, aujourd’hui, leur maladie, du verre de vin anodin à l’addiction.

Dessin : Yann Paul-Hazard, pour Estelle Aubin

 

20h30, au fond d'une rue de petits pavillons silencieux à Versailles, réveillée par une armée de lampadaires. Dans une salle municipale carrelée, s'entassent canapés d'enfant, crayons et tableau noir. Quatre tables en plastique sont collées les unes aux autres. Autour, huit femmes et cinq hommes, blond, blanc, gris, de tous les âges, de tous les milieux sociaux, sveltes et enrobés, se sourient. Les femmes proposent un café, les hommes distribuent des Fraise Tagada. Ils se voient ici seulement, et au gré de leurs besoins. Tous reliés par un même mal : l’alcool. Ce soir-là, aux Alcooliques anonymes, chacun prend la parole à tour de rôle. Raconte sa chute, ses dernières joies, son job. L’une est mère au foyer, l’autre ancien « grand ingénieur ». Les autres sont journalistes, cadres, chômeurs ou retraités. « L’alcool est partout, sermonne Hélène, la trentaine. Dans tous les métiers. » Et plonge sa main dans les Haribo.

 

L’animatrice de la réunion, Monique*, l’affirme d’emblée : « Les AA en viennent souvent à parler de leur travail, de leurs collègues ou patrons parfois. Et ce dans tous les milieux sociaux ». Delphine, chargée de recrutement à Paris, qui participe ce soir à sa première réunion. « Vu ce qu’on nous demande… Faire toujours plus de chiffres… » Les femmes sont particulièrement concernées. Plus encore quand elles sont diplômées : 43 % des femmes qui boivent plus que les quantités préconisées par Santé Publique France – si une personne a bu plus de dix verres standards par semaine, ou plus de deux par jour, ou bien si elle n’a pas eu au moins deux journées de sevrage au cours de la semaine – ont une certification universitaire, selon un rapport de novembre 2021. Sept d’entre elles racontent comment, peu à peu, l’alcool s’est immiscé dans leur travail.

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« Boire pour trouver sa place »

 

Toutes ont connu la même descente aux enfers. Les tailleurs le jour, l’ivresse le soir, l’angoisse des cocktails, les ruses, la honte. L’obsession de l’alcool. Elles veulent aujourd’hui « briser le tabou autour des femmes », assure Monique, l’animatrice de la rencontre des AA versaillaise. « Que d’autres se reconnaissent en nous », renchérit Laurence Cottet, l’une des premières femmes dirigeantes à avoir pris la parole publiquement, montré son visage, révélé son alcoolisme.

 

C’était il y a 8 ans, sur TF1, après 5 ans d’abstinence et 15 ans de lutte contre la maladie. Ses premiers verres remontent à l’adolescence. Sa consommation régulière, à son entrée dans le monde du travail. Son alcoolisme, à la mort de son mari. Sa renaissance, à la cérémonie de vœux de son groupe, un certain 24 janvier 2009. Devant un parterre de 650 personnes, « dont 35 femmes à tout casser », elle s’écroule, ivre morte. « Ce jour-là, j'ai tout perdu, mon travail et ma dignité. Le lendemain, j'ai été licenciée, et j'ai arrêté de boire, résume-t-elle. Ça m’a sauvée ».

 

Laurence Cottet, fine silhouette aux bras scarifiés, baisse les yeux. Visage émacié, joues osseuses, non moins maquillées, elle rappelle qu’elle était directrice des risques à Vinci, société de BTP, « un monde d’hommes ». Sous sa coupe, une cinquantaine d’employés. « Il fallait boire, comme les collègues, pour trouver sa place ». Et ajoute : « Sinon, on est exclu. Dans le BTP, on boit, c’est comme ça ». Laurence tombe dans le piège. Séminaires, voyages professionnels, repas d’affaires. Vin et champagne coulent sans honte. Son corps s’habitue. « Vite, je quittais les pots vers 21h, après six ou sept coupes, pour continuer à boire seule chez moi. Je ne pensais plus qu’à ça », se souvient-elle. Et glisse, chaque jour, une flasque de vodka-orange inodore dans son sac à main Kenzo.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Laurence Cottet, 58 ans, ancienne directrice des risques à Vinci, abstinente depuis 13 ans,

après 15 ans de lutte contre l’alcoolisme

 

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« Entreprise-maison »

 

« Comment voulez-vous qu’on se rende compte qu’on boit trop si tout le monde, autour, en consomme autant ? » sonde Lisa, 42 ans, chargée d’organiser les séances photos dans une boîte de déstockage du web. En 2006, elle arrive dans une entreprise de 60 salariés. Deux ans plus tard, ils sont 2000. La société pousse les murs et se calque sur le modèle Google. « L’entreprise-maison » chère à la Silicon Valley. Dans les couloirs, des tableaux d’art se dressent aux côtés de sofas et de frigos SMEG bourrés de sodas gratuits. Des visages poupons traversent les halls. « Tout est fait pour que les employés, que des petits jeunes, soient totalement dédiés à l’entreprise. Tout est prétexte pour faire des grands banquets, raille-t-elle. C’est ça être corporate ».

 

Et ça marche. On lui demande de faire plus de chiffres, d’augmenter ses ventes, d’assister à des réunions à 20h, de rarement quitter le bureau avant 21h. Qu’importe, la boîte lui paie les taxis si ses « heures supp » s’éternisent. « Pour tenir, on trinque entre collègues », dit-elle. Pendant un afterwork, ou un déjeuner d’affaires, une soirée endimanchée, dans les bars improvisés à l’étage du haut. « On était souvent dans un sale état, là à colmater, la tête dans le cirage, des heures sur un canapé, raconte-t-elle. Aux soirées, des photographes nous bombardaient, puis postaient tout sur le réseau de la société. On n’était pas frais. Ça faisait jaser le lendemain. »

 

« Tout est fait pour que les employés, que des petits jeunes, soient totalement dédiés à l’entreprise. Tout est prétexte pour faire des grands banquets. C’est ça être corporate »

 

Elle se souvient avoir vu sa manager danser nue sur un piano devant 500 personnes à 4h du mat’. Une « vraie machine à broyer », lâche Lisa. Valérie Dunas, directrice chez Kerea, une entreprise qui accompagne d’autres sociétés dans « l’optimisation de la santé au travail », le confirme volontiers : « On se sert de plus en plus de l’alcool comme outil de management. Pour retenir les cadres dans les open-spaces, mieux faire passer la pilule. »

 

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« Voler au-dessus de moi »

 

Monique, la chef de file des AA de Versailles, ancienne directrice de clientèle dans une entreprise de services en informatique, a connu les verres festifs le midi, entre collègues. Mais pour elle, l’alcool s’est immiscé dans sa vie, le soir, après ses journées dans les tours ambitieuses de La Défense. À trente ans. Quand elle devient mère. Enveloppée dans un large pull bleu, ses joues légèrement rebondies, l’œil meurtri, elle confie : « Je voulais tout réussir, être la meilleure dans tout ce que je faisais, avoir une bonne situation, un bon salaire, une belle famille. J’avais été élevée dans ce modèle-là. La perfection ou rien ». Diriger ou rien. Elle intègre – et coordonne vite – l’association de la crèche participative de sa fille. « Mais c’était la course. Ça débordait de partout ». Plus le temps pour les loisirs.

 

Avec son mari, ils décident de remplacer la sortie cinéma par un verre de whisky en tête à tête, entre les murs gris de leur salon. « Juste pour décompresser », répète-t-elle, en fixant la fenêtre. Elle ne veut travailler plus que quatre jours sur cinq, « pour passer plus de temps avec sa fille ». Ses jours de congé, elle reste dans sa maison calme et carrée de la banlieue parisienne. « Un après-midi, je me suis dit ‘Oh et puis zut’, je vais boire un peu. Pour m’évader. Voler au-dessus de moi ». Elle prend une gorgée de Martini au goulot. La sortie d’école n’arrive toujours pas plus vite.

 

Un verre devient rapidement deux verres, puis la bouteille entière. Quand elle travaille, elle quête les pots dans les étages d’open-space de La Défense. « Je me suis mise à en avoir besoin. C’était indispensable à mon fonctionnement », explique-t-elle. Agnès quitte son poste cinq ans plus tard. Elle ne veut plus se consacrer qu’à sa fille et à son association. « L’effondrement », dit-elle. Elle tombe à nouveau enceinte. Boit. Continue. Se cache. Cache les bouteilles dans un placard. Regarde Derrick avec sa bouteille à côté. Oublie la sortie de classe. Se casse des côtes. A deux reprises. « Je voulais me défoncer, mais vite je ne cherchais plus rien. C’était ‘Il m’en faut’ et basta. L’alcool pour l’alcool. »

 

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Sas de décompression

 

« Moi, au début, c’était pour avoir un sas de décompression entre mes deux vies, la professionnelle et la domestique », raconte Sylvie Coulombez, 58 ans, directrice marketing chez Clarins pendant 20 ans, avant « d’être remerciée ». Ou avant le diner, « pour affronter les piles de dossiers » qui attendent Nathalie chez elle, la quarantaine, officiant dans la finance au sein d’un grand groupe européen. « Je n’arrivais plus à m’arrêter, je n’avais plus que le taff dans ma vie. 90 % du temps, j’étais sous pression absolue. Il fallait bien qu’à un moment, je relâche ». La coupe de champagne devient « son ami, son doudou », comme elle dit. Puis vite, il lui faut boire plus. Absorber tout ce qui passe sous la main. Pour allonger le plaisir. Oublier. S’anesthésier. « Je ne vivais que pour le verre d’après. Je pouvais poser des jours de congé au dernier moment juste pour boire. J’avais perdu la maîtrise », explique Nathalie, abstinente depuis un mois.

 

Avec son mari, ils décident de remplacer la sortie cinéma par un verre de whisky en tête à tête, entre les murs gris de leur salon. Juste pour décompresser.

 

« Je mentais en permanence. J’avais trop honte », renchérit Sylvie, sevrée depuis neuf ans. L’ancienne directrice de Clarins prend un congé sabbatique pour retrouver « l’équilibre », pense qu’elle « a tout pour être heureuse », mais boit à longueur de journée. Certains matins, elle sort en pyjama, enveloppée d’un manteau, pour être à l’ouverture du supermarché à 8h30. Parce qu’elle avait tout éclusé la veille. Le soir, elle cache à son mari les bouteilles dans des valises, des placards, un sac de linge sale, sa voiture. « Progressivement, insidieusement, l’alcool avait pris toute la place », marmonne-t-elle.

 

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Renaissance dans la chambre de l’HP

 

« Là, j’ai touché le fond », résume Carole Gazon, alcoolique pendant 4 ans, abstinente depuis 11 ans. Prise en flagrant délit en train d’absorber sa Cristaline de Vodka aux toilettes, elle perd son emploi et bientôt, la garde de ses filles. Les dettes s’accumulent. On l’expulse de son logement. Elle se retrouve, pendant deux ans, à la rue, dormant chez l’un chez l’autre, sous un pont. Carole ne pèse plus que trente-cinq kilos et sombre dans la folie « pure et dure », jusqu’à « l’ultime crise » et le séjour en hôpital psychiatrique pendant huit mois.

 

Elle refait surface dans une chambre blanche de l’HP. Les soignants diagnostiquent sa bipolarité et alertent sa sœur et son beau-frère, jusqu’ici restés à l’écart « parce que j’avais trop honte », avoue-t-elle. Ils accourent. Chaque jour, Carole participe à un groupe de parole, bavarde, analyse, fait parler ses camarades, retrouve fière allure et rencontre son futur conjoint. Virage. Carole Gazon quitte son passé. Le suit. Se reconvertit en tant que psychothérapeute, se forme en hypnose et sophrologie, crée le groupe Facebook « Alcool au féminin » – 1700 membres à ce jour –, publie un premier roman en 2021, « Voyage vers l’au-delà. Alcool et malédiction » aux éditions L’Harmattan, en ébauche un nouveau. Ses yeux bleus et lumineux traversent la pièce. Ils tranchent avec sa crinière noire de jais et son t-shirt Desigual. La vie coule à nouveau « sans arrière-pensée », dit-elle. Sans alcool non plus.

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« Alcool à gogo au Club-Med »

 

« Moi, le travail, c’est ce qui m’a sauvée », tempère la chargée de recrutement, Delphine, en mâchant son escalope milanaise « bien citronnée ». En face, une femme aux mèches blondes, pommettes pouponnées, traits bleus autour des yeux - visage tout droit sorti des films de Xavier Dolan. Sur un même ton, elle raconte qu’elle est tombée dans la drogue très jeune, que « son ex » s’est pendu après avoir vu son nouveau-né à la maternité, que son mari alcoolique lui a mis son flingue de flic dans sa bouche. Mais sans le travail, elle aurait « sombré plus vite ». « J’essayais de limiter ma consommation en semaine parce que je voulais continuer à être performante. J’aimais mon métier. Et j’avais trop peur de me faire prendre ». Delphine préfère le bureau à sa maison, le travail aux vacances. « Dans l’open-space, j’avais des limites », explique-t-elle. Mais choisit souvent le Club-Med pour ses congés, parce que « c’est alcool à gogo ».

 

Laurence Cottet a aussi connu les cottages du Club-Med et les ivresses sous le soleil. « C’est clair, on en avait pour notre argent », se souvient-elle. Ce temps-là lui parait loin. Abstinente depuis treize ans, elle a depuis lancé l’opération « Janvier sobre », écrit deux livres, est devenue patiente-experte au CHU de Grenoble et sillonne la France pour raconter son histoire. Ce mardi, elle est là, devant son PowerPoint, en chemise fleurie et gilet rose. Elle prend la parole à Clermont-Ferrand, dans le cadre des Ateliers Santé Ville. Face à elle, une quarantaine de personnels soignants prennent des notes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Laurence Cottet témoigne lors d’une conférence sur « Les femmes et l’addiction » à Clermont-Ferrand

 

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Une heure et demie après, elle lâche le micro, amasse ses dossiers sous son coude et s’extrait de la salle. « J’ai envie de passer à autre chose, mais je suis très sollicitée vous savez. J’ai au moins cinq conférences par mois, autant de séminaires. Je gagne ma vie à faire ça », lâche-t-elle avec empressement, tout en pianotant sur son smartphone. L’ancienne businesswoman de Vinci ne s’attarde pas, empoche « environ 1000 euros », selon Shruti Lantenois, l’organisatrice de l’événement, et s’en va préparer une énième conférence, pour le lendemain.

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Estelle Aubin

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* Certains prénoms ont été modifiés, pour préserver leur anonymat.

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3 questions à...

Aurore Tremey, psychiatre-addictologue
au CHU de Clermont Ferrand

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Aurore Tremey est psychiatre-addictologue au CMP-B CHU Gabriel-Montpied de Clermont-Ferrand. Spécialiste des addictions, elle a notamment contribué au Traité d’addictologie, rédigeant la note 63 « Conduites d’alcoolisation et pathologies psychiatriques ». Guère étonnée que la consommation abusive d’alcool concerne en priorité les femmes diplômées, elle raconte qu’elle voit de plus en plus de femmes franchir les portes de son cabinet. Et s’attache à placer l’alcoolisme du côté médical.

 

 

En quoi l’alcoolisme est une maladie ?

 

Les troubles liés à l’usage de l’alcool correspondent à une maladie du cerveau. En effet, toutes les substances psychoactives prises de manière régulière, dont l’alcool, peuvent dérégler la neurotransmission, c’est-à-dire la manière dont communiquent les neurones. Et dérégler précisément la neurotransmission de la dopamine dans le circuit de la récompense. Pour rappel, la dopamine est une substance chimique impliquée dans le processus de mémorisation, la motricité et le plaisir. Mais quand on devient dépendant, à l’alcool par exemple, on ne fabrique plus normalement de la dopamine. Car le cerveau n’est pas fait pour recevoir autant de dopamine. Le circuit de la récompense s’en trouve complètement perturbé. L’alcoolisme, c’est donc une maladie de la récompense, des émotions, du mouvement. Et c’est une maladie chronique, qui évolue sur le long-terme, avec des rémissions et des rechutes.

 

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Qu’est-ce qui explique qu’une personne va avoir plus de chances de tomber dans l’alcoolisme qu’une autre ?

 

Les causes de l’alcoolisme sont multiples et complexes. Tout dépend de la vulnérabilité d’un individu à l’addiction, s’il présente des « facteurs de risque » ou non. Ils sont tout d’abord liés à la personne elle-même, c’est-à-dire à son histoire psychologique, ses traumatismes, sa biologie, sa génétique. Il faut savoir que l’hérédité joue à 60 % dans le développement d’une addiction. L’environnement social, familial, professionnel, amical est autre facteur de risque. Enfin tout dépend du produit en lui-même. Car certaines substances sont plus addictives que d’autres. C’est donc l’interaction de tous ces risques qui peuvent in fine expliquer l’addiction d’une personne.

 

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Pourquoi les femmes les plus diplômées sont plus susceptibles d’avoir une consommation abusive d’alcool ?

 

Les derniers chiffres de Santé Publique France ne m’étonnent pas. Des études montrent que les hommes recherchent surtout le goût du produit, l’alcool en lui-même, alors que les femmes sont plus attachées aux effets de l’alcool, à savoir une diminution de l’anxiété. Car les femmes, oui, sont plus sujettes à une dérégulation de l’axe du stress, pour des raisons génétiques et hormonales. Et notamment les femmes qui ont fait de longues et lourdes études et qui ont d’importantes responsabilités professionnelles. A cela s’ajoute l’histoire sociale de l’alcool, très présent dans certains milieux, notamment celui du travail. Et auquel les femmes ont de plus en plus accès.

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